CHAPITRE PREMIER
RÉSUMÉ : Bonaparte, rendu célèbre par le siège de Toulon, prend son essor politique après Thermidor. Sous le Directoire, poussé par Barras, il conquiert l’Italie du Nord. Accueilli en sauveur au retour de ses différentes campagnes, il devient Premier Consul et songe très vite à succéder aux Bourbons.
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Bonape avait traversé Rouen, endormi, à plus de cent à l’heure, sans être stoppé par un seul feu rouge. Les dernières maisons dépassées, il remit de la gomme. Le compteur de la DS grimpa de nouveau à cent cinquante, puis à cent soixante-dix. Il jeta les yeux sur la montre lumineuse : elle marquait deux heures quinze. Un sourire se dessina sur ses lèvres serrées : il était dans les temps ! Même en se payant le détour par Yerville, qui ne rallongeait le trajet que d’une douzaine de kilomètres, il serait au Havre à trois heures un quart et au bassin IV à trois heures vingt-cinq. Il aurait alors une bonne demi-heure devant lui pour donner ses dernières instructions au capitaine Villeneuve, avant que celui-ci profite de la marée pour déhaler le Cap-Trafalgar.
La silhouette du super-chalutier se profila dans sa tête. Une bouffée de fierté naïve lui monta à l’esprit. Lui, l’ancien vendeur à la criée, il venait de se rendre acquéreur de ce bâtiment pour huit cent cinquante millions. Et payés cash, avec ça ! Ç’avait été un coup de maître, un vrai. Y allait avoir du schproum à Concarneau. Ça ferait les pieds à ces salauds de Langlois. Et pas que les pieds, peut-être !
Il fredonna, de sa voix de fausset :
« Malbrouk s’en
va-t-en guerre,
— T… d… c…, champignon, tabatière,
— Malbrouk s’en va-t-en guerre,
— Ne sait quand reviendra… »
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Léon Bonape n’avait jamais été aussi heureux.
Il savait que, désormais, le monde lui appartenait. Il sentait entre ses jambes la mécanique bien huilée de sa bagnole neuve, cavale qui galopait au doigt et à l’œil. Les phares perçaient la nuit – comme si la nuit était l’avenir – de leur intense jet jaune, et la route glissait sous lui, esclave, ainsi qu’un tapis moelleux.
La clarté bleuâtre qui montait du tableau de bord éclairait son visage par en dessous et découvrait ses traits réguliers : les cheveux courts, ramenés sur le front bombé, lisse, harmonieux, le nez petit, droit, presque grec, la bouche bien dessinée, le menton rond, mais sans lâcheté. Et surtout les yeux. Des yeux noirs, lucides, précis, habiles à scruter et à comprendre le monde : à le marquer de ses désirs, aussi. Des yeux d’homme. Des yeux de conquérant !
Il monologua silencieusement :
« Quand je gamberge d’où j’ai démarré, où j’en suis et comment que je me suis démerdé pour passer du départ à l’arrivée, quand même, chapeau ! Oui, chapeau, j’ai pas honte de le dire. Parce qu’on ne m’a pas fait de cadeaux. À douze ans, le Père Bonape – c’était pas méchant, mais à part blablater, il savait rien faire – m’a serré la main et m’a souhaité bonne chance. Total, à l’âge où on aide encore les mômes à débraguetter, je poussais des diables sur le carreau des Halles. Nature du transport : des cageots de merlans. Carburant du pousseur : le quignon de pain sec. Longueur du parcours : quatre cents mètres de trop. Remède en cas de panne : continuer un peu plus vite. Huit ans, ça a duré, et les années de poiscaille, croyez-moi, ça compte double ! »
Il se carra contre le dossier de caoutchouc du siège. Il se sentait vraiment confortable.
« …mais à vingt berges, j’avais mon premier camion. Pas frigo, celui-là ! Un vieux cinq tonnes Ford acheté d’occase et qu’a semé pas mal de soupapes sur la Concarneau-Paris parce que l’heure de la marée, c’est l’heure de la marée. Ensuite, j’ai eu le Berliet et, côté chiffre d’affaires, ça a commencé à partir. Ça allait pas chercher loin, rapport à maintenant, mais c’était déjà corrèque. L’était temps. Car Papa Bonape a cassé sa pipe dans une antichambre, et la smala m’est tombée sur le blair. La smala ! Le Mont-de-Piété, plutôt ! Parce que la Mama mise à part, les frères et les sœurs, tous tant qu’ils sont, ils sont pas vaillants ! Joseph pas plus que Louis, et Jérôme encore moins que Lucien. Côté filles, c’est la même chose mais elles, au moins, elles ont un avantage, c’est que leurs miches font l’admiration du quartier… »
Il s’attendrit :
« Faut les voir, derrière l’étal, Paulette, Caro et Lisette, à crier la lotte ou la merluche. C’est pas les Jules qui leur manquent. »
Il dit à haute voix, pensant au Cap-Trafalgar :
« Mais maintenant que je suis armateur, va falloir que je mette le holà, à cause des salades. Faudrait pas quand même qu’elles passent pour de vraies putes. Ça nuirait à ma réputation. »
Il interrompit soudain le cours de ses réflexions et releva légèrement son pied de l’accélérateur. Cela faisait maintenant trois bonnes minutes qu’il avait repéré deux phares dans son rétroviseur. Des phares blancs et très aveuglants. Sans doute une grosse américaine, car elle s’était rapprochée de la DS à plus de cent quatre-vingts à l’heure. Et depuis, elle roulait à cinquante mètres derrière.
Dans une ligne droite, Bonape laissa tomber sa vitesse à cent quarante pour voir si l’américaine allait en profiter pour le doubler. Quinze secondes passèrent, mais l’autre maintint la distance.
Il fronça les sourcils en pensant aux Langlois. Sa main droite lâcha le volant et frappa sous l’aisselle gauche. Le contact qu’elle eut, à travers le tissu de la veste, avec le Luger chargé et armé, douillettement logé dans son holster, le rasséréna. Il se savait de taille à se défendre mais se complut à estimer que ses craintes ne pouvaient être fondées. Personne, ni cette crapule de Langlois, ni ce gros pourri impuissant et pleurard de Crapette, ne pouvait être au courant de ce voyage éclair.
D’ailleurs, la patte-d’oie de Yerville se présenta au bout du faisceau de ses phares. Il prit la route de droite et fonça sur Le Havre. Quelques instants plus tard, les lumières de l’américaine balayèrent la colline et disparurent derrière un rideau d’arbres. La chignole insolite avait pris la route de gauche. Bonape poussa un soupir de soulagement. Le règlement de comptes final ne lui faisait pas peur et il savait qu’il ne pourrait pas l’éviter. Mais, roulant pépère dans sa DS, il estimait qu’il avait mieux à faire ce soir-là que de défourailler dans le bocage normand. Pour l’instant, le plus urgent était d’indiquer au capitaine Villeneuve comment celui-ci devrait organiser la panique entre les bateaux de cette ordure de vieil hypocrite de Langlois. Aigle-Route deviendrait alors Aigle-Pêche-et-Route et ses chalutiers régneraient sur la mer comme ses camions sur les routes. Un truc à tenir à cent pour cent le marché du poisson et à devenir définitivement le caïd de la rue Montorgueil : du coup, le prix d’achat des approvisionnements de la Grande Poissonnerie Centrale des Halles de Paris tomberait de soixante pour cent et ça ferait un demi-milliard de mieux par an.
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En attendant ces perspectives, le conflit entre lui et ces salauds de Langlois était d’importance.
En cinq ans, l’ascension de Léon Bonape avait été foudroyante. Le succès avait transformé ce jeune homme maigre à la peau bilieuse, aux cheveux trop longs et mal peignés, au regard brûlant, aux costumes étriqués et lustrés, en un petit homme replet, au teint blanc, aux gestes vifs, à l’élégance mesurée, à la propreté évidente.
Son premier coup de chance, ç’avait été une grève surprise de la S. N. C. F. Ayant accidentellement appris, par le téléphone d’un copain de régiment, que les cours du poisson s’étaient effondrés à Toulon, Bonape, sans rien demander à personne, avait sauté dans son Berliet chargé à glace et avait roulé toute la nuit, comme un fou, sur la Nationale 7. Malgré un pépin de carburation qui l’avait retenu trois heures à Valence, il était arrivé le premier sur le tas. La poche intérieure de son bleu de chauffe bourrée de biffetons de dix mille, il avait raflé à vingt pour cent de leur prix réel douze tonnes de loups, de girelles, de rougets, de rascasses et de dorades qu’il avait remontées aussi sec sur Paris. Au total, près de deux mille bornes sans fermer l’œil et avec autre chose entre les pognes qu’un volant d’auto-tamponneuse ! Mais, en fin de compte, il avait décroché la timbale. Et, à quatre plombes du mat, dans le petit jour blême sur le carreau des Halles, c’était lui qui avait arbitré les prix devant les grossiums silencieux, le nez long et la queue entre les pattes. Ça lui avait rapporté vingt briques net. Vingt briques et beaucoup plus, à commencer par la considération de ses voisins, de ses concurrents et de tous les pauvres c… qui tournaient autour des uns et des autres pour essayer de savoir qui allait devenir le plus fort.
Là-dessus – et tandis que trois chauffeurs entrés à son service faisaient tourner ses camions frigos entre Boulogne, Concarneau, Le Croisic et Paris – un deuxième coup de chance avait éclaté sur sa tête. Et il avait su le saisir avec autant de maestria que le premier.
Un conseiller municipal du quartier Saint-Eustache – véreux, bien entendu – avait cherché à le rencontrer. Cet élu à la sauvette s’appelait Paul Barrat. Ancien baryton ayant épuisé à la fois ses cordes vocales, le public et le répertoire, il était depuis dix ans imprésario et organisateur de spectacles. À ce titre, il dirigeait les Sexy-Folies de la rue Saint-Denis, un bastringue à promenoir qui n’avait que de lointains rapports avec le ministère des Affaires culturelles.
Méfiant, Bonape s’était demandé ce que ce margoulin gouvernemental, spécialisé le jour dans les revues tricolores et la nuit dans les ballets roses, pouvait bien lui vouloir. Mais, au cours d’une soirée dans un semi-clandé, ménagé par des amis communs, le Choderlos de La Cloche lui avait exposé comment il entendait sauver la France. En échange d’un permis de construire qu’il avait fait obtenir à un marchand de fleurs de Grenelle, il avait obtenu une licence d’importation de deux cents tonnes de homards en provenance d’Italie ou, plus exactement, des mers environnantes. C’était, à son avis, de l’or en barres. Il lui proposait l’affaire par moitié. Il fournissait les papiers de douane et les bouches cousues. Bonape s’occuperait de l’achat, du transport, de la vente. Les bénéfices seraient partagés fifty-fifty.
Léon avait demandé à réfléchir. Il avait le fric, les camions. De plus, le cœur à l’ouvrage ne lui manquait pas. Mais il se disait aussi que deux cents tonnes de homards, ça ne se fourguait pas en une soirée, même un vendredi, même si on fournissait en prime la mayonnaise et les rince-doigts.
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En moins d’une heure, ça l’avait amené à se pencher sur ce qu’on appelait, entre la rue Marie-Stuart et la rue des Saints-Innocents, le couteau à huîtres à la main ou la sacoche à goémon en bandoulière, la combine de la liquidation Crapette.
Et la liquidation Crapette, c’était encore autre chose !
De mémoire de mareyeur-écailleur, Louis Crapette et Compagnie, Poissonneries en gros, produits d’eau douce et fruits de mer, ç’avait toujours été le meilleur biseness de Paris, du moins côté poiscaille ! Et du moins aussi jusqu’au jour où le Père Crapette, ramolli avant l’âge, avait fait conneries sur conneries. À la surprise générale, en moins de deux, son commerce de la rue Montorgueil, qu’on croyait solide comme le Pont-Neuf, avait chaviré et sombré corps et biens. L’affaire avait finalement été déclarée en faillite frauduleuse. Louis Crapette lui-même avait perdu la tête. Il avait tenté de s’enfuir à l’étranger pour se soustraire à la justice, mais, avant même d’être arrêté, s’était fait descendre dans des conditions obscures, au cours d’un mystérieux règlement de comptes. Et le silence s’était vite refermé sur cette sordide affaire qui avait si fort agité pendant quelques semaines « le ventre de Paris ».
N’empêche que subsistait, au 76-78 de la rue Montorgueil, un superbe immeuble de bureaux, comportant également des entrepôts, des glacières et un magasin de vente de près de deux mille mètres carrés. C’était pitié de laisser un tel capital en jachère : ça représentait un fameux manque à gagner.
Ce vide-là, Léon Bonape se demandait déjà pourquoi il ne le remplirait pas.
En même temps que ses poches, d’ailleurs.
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Ses idées précisées, il était venu trouver Barrat dans son bureau des Sexy-Folies.
Il avait attaqué bille en tête :
« Le homard, ça marche, mais à une condition : je veux les installations Louis Crapette ! »
L’ancien menton bleu avait sursauté :
« Vous n’y pensez pas ! Elles sont sous séquestre !
— Justement ! Faites-moi attribuer le séquestre à titre provisoire.
— Mais ce n’est pas légal !
— Faites que ça le soit ! Après tout, c’est votre métier ! Une fois que ce sera dans la poche, vos deux cents tonnes, je n’en fais qu’une bouchée. Et le reste suivra. Faites-moi confiance pour organiser la mazurka des tirelires ! »
Barrat s’était récrié :
« Mais l’héritier Crapette a demandé la liquidation judiciaire et réservé ses droits. Il fera opposition et nous l’aurons dans l’os. »
Bonape s’était fait catégorique :
« L’héritier Crapette, c’est une courge. Il a pas plus de tête que son défunt frère. Au besoin, par une nuit sans lune, je me charge de lui faire son affaire. Couic ! Comme pour l’autre. »
Il avait accompagné cette phrase, déjà claire, d’un geste de la main non équivoque.
Effrayé, le menton bleu en peau de lapin avait fait marche arrière :
« N’oubliez pas qu’il a les Langlois derrière lui et que ceux-ci visent la boutique tout comme vous. »
Bonape avait eu un regard noir :
« Justement, c’est l’occase ou jamais de se farcir les Langlois. Ils sont puissants. On va leur montrer que nous ne sommes pas manchots. »
Barrat avait fixé son interlocuteur puis, après un long silence, avait laissé tomber :
« Mon petit Bonape, vous êtes jeune et vous me faites peur ! »
Les lèvres de Léon s’étaient pincées et il était devenu blanc. Il avait jeté d’une voix sifflante :
« Barrat, vous n’êtes qu’une vieille taupe, et vous ne comprenez rien à rien.
— Faut que je réfléchisse !
— Z’avez jusqu’à demain quatorze heures. Parce qu’après je m’taille. J’travaille pas dans l’entre cuisse, moi ! J’fais dans l’poisson frais ! »
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Huit jours plus tard, l’affaire était dans le sac. Sur des interventions occultes qui avaient fait jaser plus d’un, les administrateurs judiciaires avaient levé les scellés, et Bonape, clef en main, avait pris possession des lieux. Ceux-ci avaient aussitôt été rebaptisés : Grande Poissonnerie Centrale des Halles de Paris. Un mois n’avait pas passé que les deux cents tonnes de homards italiens étaient achetées, importées, entreposées, vendues. Et les comptes liquidés. Gorgé de biffetons jusqu’au gosier, Barrat était parti se reposer en permission illimitée dans un cabanon de Cassis, en compagnie d’une douzaine de starlettes. Bonape, lui, avait empoché cent millions tout rond et compris que l’avenir n’appartenait pas à Dieu mais à lui.
Bien entendu, les emmerdements avaient commencé aussitôt. Et les emmerdements avaient un nom : ils s’appelaient Jean Langlois.
Parce que le poisson de table, du chalumot des profondeurs à la truite pimpante, de l’aristocratique saumon à la morue pleine pâte des jours sans grisbi, suffit pas de le vider, de le débiter, de le glacer, de le transporter, de le vendre, de l’empaqueter, de le griller et de l’avaler, le petit doigt en l’air, la sauce verte dans une saucière rose et le magnum de Traminer à portée du kolbaque, faut aussi le pêcher.
Or, de même que des nanas à face-à-main élèvent des carlins titrés comme des ducs et pairs, de même les frères Langlois de Concarneau – Jean, l’aîné, qui dirigeait toute la boutique, Henri, le second, qui administrait l’affaire, Horace, le troisième, qui commandait les équipages, et Arthur, le dernier, qui était chargé des relations avec les clients – tenaient en laisse, depuis un quart de siècle, tous les poissons de l’océan.
Arc-boutés sur leur propre réussite commerciale, ils avaient réussi à constituer et à prendre le contrôle du Syndicat National Interport de la Pêche en Mer. Ils faisaient donc la loi, d’Hendaye à Boulogne, et pas un patron pêcheur ne jetait un hameçon ou ne relevait un filet sans leur accord.
Depuis cinq ans, Jean Langlois, un grand type sec au teint rouge qui ne disait jamais un mot plus haut que l’autre, avait compris la musique. Et, comme c’était à lui de tirer les ficelles, il les tirait toutes dans le même sens. Obsédé par la surproduction et les risques de mévente, sa seule préoccupation était, pour tenir les prix, d’empêcher que ne se constituât, côté grossistes et détaillants de Paris, un groupement d’achat unique, suffisamment puissant pour arbitrer, contre lui, les cours de la camelote.
C’était la raison pour laquelle il avait mené, l’année précédente, une bagarre sans pitié contre Louis Crapette aîné qui avait abouti à la déconfiture de celui-ci. C’était également pourquoi il ne voulait pas qu’un successeur éventuel reprenne la relève. À cette fin, à coups d’enveloppes, il avait réussi à convaincre le second frère Crapette de passer de son côté et de faire durer les petits plaisirs de la procédure.
C’est dire si le plan grandiose élaboré par Bonape pour s’assurer de la rue Montorgueil, grâce à la complicité vénale de l’aimable Barrat, avait contrarié le sommeil de Jean Langlois. Du premier coup, l’armateur avait compris où le jeune loup voulait en venir. Pour ne pas le contrer de face, il avait commencé par lui proposer un mina-mina : Langlois se déclarerait prêt à vendre à Bonape toute la marchandise que celui-ci désirerait. Il s’engagerait même à n’utiliser que ses camions pour le transport de la marée de Concarneau à Paris. En revanche, Bonape ferait cinquante-cinquante avec lui dans l’exploitation de la nouvelle Poissonnerie Centrale. Et, en garantie de bonne foi réciproque, Langlois et Bonape accepteraient que la place de P. D. G. de la nouvelle société fût confiée à Louis Crapette cadet.
« Un incapable et un paresseux, avait précisé Langlois avec mépris. Nous le manipulerons comme un pantin ! »
Bonape avait répondu à cette proposition du forban en cassant trois pots de fleurs et un guéridon, en le couvrant d’insultes devant ses employés et en le foutant publiquement à la porte. Une paire de gifles, assenée sur le trottoir devant deux douzaines de mères Angot et trois baquets de crevettes, avait clos l’entretien pour l’éternité.
Rentré à Concarneau sans avoir rien perdu de son flegme, Jean Langlois avait aussitôt convoqué ses trois frères et les membres de son syndicat. Il avait fait décider à l’unanimité que plus un kilo de poissons ne serait désormais vendu à un si terrifiant malfrat et que les grossistes qui auraient recours à ses camions frigos pour le transport de leurs propres approvisionnements seraient à tout jamais mis au ban de la société. Ainsi, le matamore pourrait continuer à camper dans ses entrepôts et à gueuler partout qu’il était le plus fort, il n’en serait pas moins asphyxié tôt ou tard.
Bonape, à la surprise générale, n’avait pas gueulé !
Tandis que les uns et les autres se demandaient ce qu’il mijotait, sans en parler à personne il avait monté sa parade.
Et sa parade était formidable. Tenue encore secrète, elle allait éclater sous peu au nez des manants.
Pas plus tard que le lendemain soir, sur le coup des dix heures, dans la grande salle du restaurant Chez Latuile, à l’issue d’un gueuleton « comme ça » auquel il avait invité la moitié des Halles.
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Surgie d’une idée grandiose – du moins, on pouvait le penser – sa riposte s’appelait le Cap-Trafalgar.
Le Cap-Trafalgar !
Trois cent quarante tonneaux, quarante-six mètres de long, douze hommes d’équipage aux ordres d’un capitaine expérimenté, trente-deux ouvriers spécialisés logés à bord, une capacité de traitement du poisson de vingt tonnes par jour, ce super-chalutier-usine, dont Bonape s’était rendu acquéreur en douce et qu’il avait armé en cachette, allait ravager le sous-sol des mers à la barbe des rafiots pourris de Langlois et de ses affidés. Chaque semaine, le Cap-Trafalgar aborderait à Concarneau – à Concarneau pour narguer ces peignes-zizis monopolistes ! – et déchargerait ses cent tonnes de poiscaille déjà empaquetées. Et, sous les yeux des paumés, le trésor passerait du navire amiral battant pavillon de Bonape, sur les camions frigos d’Aigle-Route qui tailleraient la Nationale en direction de Paris aux accents du Ça ira !
Et les Langlois, Jean, Henri, Horace, Arthur – ces minables, ces empaffés, ces Carthaginois ! – pourraient aller se rhabiller.
En cols bleus et pompons rouges, si ça les amusait !
À moins qu’ils ne se décident à sortir les sulfateuses, comme on disait qu’ils s’étaient permis de le faire à deux reprises au moins depuis le début de leur négoce.
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Bonape, fonçant dans la nuit, se savait seul sur la route. Il savait aussi qu’il galopait de la sorte pour aller donner des instructions explosives au commandant du Cap-Trafalgar. Logiquement, les Langlois ne devaient encore être au courant de rien. Mais s’ils avaient appris quelque chose de ce côté-là, rien n’aurait empêché qu’ils tentent de descendre leur ennemi avant l’instant fatal.
Car ce n’étaient pas les scrupules qui les étouffaient.
Voilà pourquoi il s’était inquiété, quelques instants auparavant, de se croire suivi. Et pourquoi il s’était senti si soulagé lorsqu’il avait vu l’américaine bifurquer dans une autre direction,
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Il ralentit pour prendre sur la droite la route de Yerville mais, soudain, un éclair zébra le rétroviseur et il comprit tout de suite : une nouvelle voiture suiveuse démarrait en trombe derrière lui.
Il jeta :
« Merde ! Ils se sont foutus en chasse et c’est moi le lapin. »
Et il appuya à mort sur le champignon.
La DS plia les reins et bondit comme un puma.